L'EXPOSITION
En 1944-1945, la libération de l’Europe soulève un immense sentiment de soulagement, de joie, d’espoir. Elle créé pourtant, en parallèle, de nouvelles tensions politiques internes et internationales. La sortie du génocide est elle aussi longue et chaotique. Parmi les dizaines de millions de déplacés et réfugiés, la minorité de rescapés juifs, dont les rares survivants des camps, connaissent d’un bout à l’autre de l’Europe des sorts très différents. Dans certains pays comme la Hongrie ou la Roumanie, la haine se nourrit d’un ressentiment nouveau et les rescapés n’ont alors d’autre choix que de repartir. Mais où aller ? On a peine à imaginer la détresse et la misère des Juifs à la fin de la guerre. Beaucoup sont sans logement, sans travail, sans famille, sans ressources, sans patrie pour les réfugiés. Retrouver une « vie normale » nécessite un secours extérieur. Des aides financières, matérielles et sociales sont alors mises en place par les pouvoirs publics et des organisations juives, en particulier américaines, pour couvrir les besoins généraux des Juifs d’Europe rescapés du génocide. Mais il va aussi falloir penser rapidement à rendre justice et construire une mémoire de la Shoah. Très tôt, dès 1945-1946, des rituels funéraires, des commémorations, des monuments, des mémoriaux voient le jour. Les situations diverses rencontrées par les survivants au sortir de la guerre sont incarnées dans l’exposition au travers de cinq itinéraires individuels.
SORTIR DU GÉNOCIDE
Si la libération de l’Europe, à partir 1944, s’avère lente et aléatoire, la sortie du génocide sera elle aussi longue et chaotique. Les premières estimations du nombre de victimes annoncent de 5,7 à plus de 6 millions Juifs assassinés sur une population de près de 10 millions de Juifs vivant avant 1939 dans les territoires tombés sous la domination ou l’influence nazie. Pour les 4 à 5 millions de rescapés juifs, la fin de la guerre inaugure une autre séquence qui prolonge les souffrances déjà endurées : réapprendre à vivre dans un environnement dont ils ont été exclus, surmonter le souvenir de l’humiliation, vivre avec les séquelles de la Shoah. Les survivants libérés des camps d’extermination, de concentration, de transit, d’internement sont très peu nombreux : environ 60 000 rescapés, dont une partie disparaît dans les premières semaines. Ils sont noyés dans la masse des 30 à 40 millions de civils et de combattants qui doivent rentrer chez eux. Certains sont rapatriés assez vite, comme les Juifs de France. D’autres rejoignent la cohorte des « personnes déplacées » (DPs). Au total, 200 000 à 250 000 DPs juifs, dont une majorité de Polonais, se retrouvent presque tous à nouveau dans des camps aménagés par les Alliés, dans l’attente d’une émigration. C’est l’un des phénomènes les plus importants de l’histoire de l’après-guerre et de l’après-Shoah.
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OÙ ALLER ?
À compter d’avril 1945, le gouvernement français rapatrie au total près d’ 1 700 000 individus en quelques mois, parmi lesquels à peine 3 800 survivants juifs des camps. Pour les accueillir, on a mis en place dans tout le pays des infrastructures administratives et sanitaires, tel l’hôtel Lutetia, à Paris. En Pologne, en revanche, où le judaïsme a été presque entièrement décimé, la plupart des rares réfugiés revenus d’URSS ne veulent ou ne peuvent rester. Ils doivent même affronter une violence antisémite post-génocidaire qui ne s’est pas éteinte malgré les 3 millions de morts. « Ils ne nous pardonneront jamais ce qu’ils nous ont fait », dira une histoire juive de l’époque. La plupart des rescapés n’ont alors d’autre choix que de repartir. Ces réfugiés traversent alors l’Europe, vers l’Ouest cette fois, souvent dans l’illégalité. Leur voyage s’apparente à un véritable périple et la plupart transitent par les camps de DPs, en particulier les camps finalement aménagés pour les seuls rescapés juifs, en Allemagne, en Autriche et en Italie. Leur but ultime : quitter à jamais l’Europe, y compris en transitant encore par d’autres lieux, comme la France. L’émigration devient ainsi l’un des principaux enjeux de l’après-Shoah à l’échelle internationale. Les départs les plus massifs se font vers les Amériques, l’Australie et la Palestine.
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AIDE ET ENTRAIDE
Au sortir de la guerre, beaucoup de Juifs se trouvent sans logement, sans travail, sans famille, sans ressources, sans patrie. Pour recommencer à vivre après des années de persécution qui les ont épuisés physiquement et psychologiquement, il va falloir compter sur un secours extérieur. L’aide financière ou matérielle pour la reconstruction proviendra des pouvoirs publics et d'organisations internationales : la United Nations Relief and Rehabilitation Administration, puis le Comité Intergouvernemental pour les Réfugiés. La majeure partie est cependant fournie par une myriade d’organisations juives, une forme d’entraide née durant la guerre elle-même et qui finance et organise une aide sociale massive destinée à soutenir la reconstruction et la préservation du monde juif européen. L'American Jewish Joint Distribution Committee (Joint) fournira près de 200 millions de dollars dont 7% à destination la France et 10% de la Pologne. Outre l’aide financière, les organisations juives américaines portent assistance aux personnes déplacées et certaines couvrent les besoins généraux des rescapés : aides au logement, alimentaires, vestimentaires, pécuniaires… D’autres se concentreront sur l’aide à l’enfance (OSE), un pari sur l’avenir ou sur la reconstruction professionnelle (ORT).
RETOUR À LA VIE
Le 8 mai 1945, quelque part dans Berlin, a lieu le premier mariage « mixte » depuis les lois de Nuremberg de 1935. À Paris, les boutiques de la rue des Rosiers ou les ateliers de Belleville rouvrent progressivement leurs portes. Malgré les souffrances endurées, ceux qui sont restés tentent de retrouver une vie « normale » : la famille, le travail, les études, la prière, la culture, la politique, ou même les loisirs. Cet appétit de vivre s’exprime tout particulièrement dans les camps de personnes déplacées où près de 250 000 rescapés juifs se retrouvent à nouveau dans un univers clos, dans une situation incertaine, mais souvent avec le désir de reconstruire une vie, de reconstituer des communautés, de préparer un avenir meilleur vers d’autres horizons. La plupart des Juifs présents dans les zones d’occupation occidentales peuvent, dès la fin de l’été 1945, se regrouper dans des camps qui leur sont spécialement alloués. Ils y refondent une nouvelle vie, se marient et mettent au monde des enfants, impriment avec des moyens de fortune des livres de prières, reconstituent des écoles, se remettent au travail. Ironie de l’histoire : le pays qui a vu naître le projet de destruction du peuple juif devient dans l’immédiat après-guerre l’un des lieux sa résurrection.
RENDRE JUSTICE
« Un crime resté impuni ». Telle est l’idée qui a prévalu dans les dernières décennies, alors que s’ouvraient des procès tardifs pour crimes contre l’humanité, notamment en France. Pourtant, dès la libération des premiers territoires occupés par les nazis, un certain nombre de responsables de l’extermination des Juifs ont été jugés, condamnés et exécutés. De même, lors des procès de Nuremberg, la question du génocide a bien été abordée. Cependant, les persécutions et massacres antisémites s’inscrivent ou sont perçus comme entrant dans le cadre d’une politique globale qui visait les populations civiles en général.
Il faudra du temps et du recul pour établir la différence de degré et de nature. Rendre justice, c’est aussi mettre en place des mécanismes de restitution et de réparation des biens spoliés, dont dépend souvent la survie matérielle des rescapés. Enfin, rendre justice, c’est aussi pointer les complicités, volontaires ou non, de certains Juifs (polices des ghettos, kapos, conseils juifs…). Elles ont été peu nombreuses mais constituent une tache qu’il faut laver entre soi.
PREMIÈRE MÉMOIRE
Longtemps a dominé l’idée que les survivants de la Shoah s’étaient tus au sortir de la guerre, par pudeur, par honte, par crainte de n’être pas entendus dans le contexte de la reconstruction et de la réconciliation des sociétés européennes. Le constat reste en partie vrai. Pourtant, rien ne caractérise mieux l’immédiat après-guerre que la floraison de témoignages et de récits sur la Shoah.
Dès les années de guerre, au cœur de la persécution, des intellectuels, des savants, des rabbins avaient organisé la collecte clandestine de traces d’un monde juif en voie d’extinction. D’autres avaient amassé des preuves de la persécution en cours, comme le Centre de documentation juive contemporaine, à Grenoble. À la fin du conflit, se mettent en place partout en Europe des commissions historiques juives, en parallèle aux centres officiels d’études sur la guerre, avec l’ambition d’écrire une histoire précoce de la catastrophe. Cette première mémoire, en complément des récits produits en justice, montre à quel point l’extermination des Juifs a été très vite connue et documentée même si la prise de parole s’est faite malgré tout dans une forme d’entre soi et dans un relatif isolement.
Dès 1945-1946, des rituels funéraires, des commémorations, des monuments, des mémoriaux voient le jour.